Formats incarnés, audiences fragmentées et espoirs relationnels : comment les médias tentent de réinventer le débat.
Deux mondes, une même info : comment le numérique fracture nos terrains de débat
Par François Defossez, Clara Griveau, Anouk Renard, Samy Snider et Louis Dumoulin.
Bonjour à toutes et à tous !
Le débat s’effrite, mais l’attention ne disparaît pas : elle se reconfigure. Ce numéro part d’un constat devenu central : dans un paysage saturé de contenus, les formats incarnés prospèrent, même au prix d’une polarisation accrue. Du Twitch politique de Hasan Piker aux chaînes comme CNews ou TV Libertés, la logique d’adhésion n’est plus celle du consensus, mais de la communauté.
Mais une autre voie existe. Elle passe par des médias comme Brief.me ou Sans Doute, qui misent sur la lenteur, la synthèse, la conversation argumentée. Ce sont des formes de “slow media”, ou mieux : de journalisme relationnel, comme le propose le Nieman Lab.
Ce numéro met aussi en lumière les reconfigurations en cours : Netflix et Spotify fusionnent les formats, TikTok inspire le New York Times, Meta redécouvre les liens vers les articles.
Dans cet écosystème mouvant, ce qui compte n’est plus seulement ce qu’on dit, mais comment on recrée du lien — avec son audience, son territoire, ou même ses contradicteurs.
Bonne lecture,
François
[Par François Defossez, Head of media chez Cosa]
Il fut un temps où le débat public reposait sur une ambition commune : confronter des points de vue pour faire émerger du sens. À l’ère des newsletters très incarnées, des chaînes YouTube de créateurs à fort caractère et des médias communautaires, les tentatives de rétablir un vrai débat argumenté entre bords politiques restent marginales. Alors, comment sommes-nous passés d’un débat modéré vers une polarisation qui touche aussi les médias “legacy” ? Et quelles pistes pour inverser la tendance ?
Ironie du numérique : plus d’accès à l’information, mais moins de terrains communs pour en débattre. Des initiatives comme Sans Doute cherchent à recréer des zones de discussion entre bords opposés, mais peinent à rivaliser avec l’attraction croissante des formats incarnés : newsletters personnelles, chaînes de créateurs et médias d’opinion. Selon le Digital News Report 2024 du Reuters Institute, ces formats “personnalisés” (newsletters, podcasts, chaînes de créateurs de contenus) enregistrent une croissance supérieure à celle des médias traditionnels, à l’échelle mondiale.
Voilà que le phénomène n’est plus si marginal. Hasan Piker, alias Hasan Abi, anime chaque jour sur Twitch un talk-show politique suivi par des dizaines de milliers de spectateurs en direct ; ses pics dépassent régulièrement les 50 000 viewers. Une émission qui ne ressemble à aucun journal télévisé classique : le ton est direct et personnel, les angles choisis sont assumés, et la véritable valeur ajoutée réside dans la personnalité du créateur. Le réseau américain The Young Turks (TYT), né sur YouTube, dessine la même logique : un média devenu la plus grande émission d'actualités en ligne aux USA, financé d’abord par sa communauté, avant de lever des fonds et de professionnaliser son modèle. En miroir, la web-TV française TV Libertés incarne la version d’extrême droite de ce modèle : ligne éditoriale tranchée, incarnation forte et diffusion massive sur les réseaux. Dans tous les cas, l’audience s’identifie à une communauté plutôt qu’à une rédaction.
Quelle logique d’adhésion ?
Les formats incarnés prospèrent parce qu’ils recréent un lien direct, presque affectif, avec le public. En France, des newsletters comme Brief.me exploitent cette dynamique, mais dans une version apaisée : chaque soir, une synthèse factuelle, envoyée à plusieurs milliers d’abonnés. Leur modèle repose sur la fidélisation, non sur la viralité. Brief.me compte plusieurs milliers d’abonnés payants et revendique un modèle économique rentable (réécouter l’épisode mediarama avec Edmond Espanel)
Le rapport du Pew Research Center montrent que la polarisation du public américain n’est pas seulement politique : elle structure aussi les pratiques d’information. Dans son dernier rapport, datant de 2025, le constat montre un “écart politique croissant” dans les sources médiatiques de confiance : les démocrates et les républicains ne lisent plus, littéralement, les mêmes sites ni les mêmes journaux (Pew Research Center, 2025).
Aux États-Unis, les Républicains et les indépendants proches d’eux se tournent presque exclusivement vers un petit cercle de médias, Fox News en tête. Plus de la moitié d’entre eux lui font confiance, tandis que près des deux tiers des Démocrates s’en méfient. Résultat : deux publics qui lisent, regardent et écoutent des informations complètement différentes, et un terrain commun pour le débat qui se réduit comme peau de chagrin.
En Europe, les tendances sont similaires : montée de la méfiance, préférence pour les formats où l’émetteur est identifié et reconnu comme “authentique”. En France, cette évolution se traduit dans les audiences : en juin 2025, CNews atteint 3,6 % de part d’audience, son meilleur score historique, et s’impose comme la première chaîne d’info. Le Monde souligne que cette performance repose sur un modèle “d’opinion-news” : moins focalisé sur la hiérarchie de l’info que sur le débat idéologique permanent. Autrement dit, la stratégie d’incarnation et de positionnement, d’abord marginale sur le web, s’est déplacée vers les grands médias audiovisuels.
Quand les grands groupes absorbent les indépendants
En octobre 2025, Paramount / Skydance a racheté The Free Press, média fondé par la journaliste américaine Bari Weiss, avant de la nommer à la tête de CBS News (Reuters, 2025). Un exemple plutôt révélateur qui montre qu’un média né comme newsletter d’opinion, est désormais digéré par un groupe audiovisuel international.
Les audiences se structurent autour de niches identitaires ou idéologiques.
Ces niches soutiennent ou produisent des formats incarnés.
Les plateformes amplifient ce qui génère engagement et émotion.
Les médias traditionnels, soumis à la pression d’audience, adoptent à leur tour des postures plus tranchées.
Ce schéma auto-renforcé érode progressivement le rôle de médiation factuelle des journalistes. Les travaux du Pew Research Center sur la défiance montrent que, sur vingt ans, la proportion d’Américains estimant que “les médias exagèrent les faits” a doublé, tandis que la confiance dans les grands journaux s’est effondrée (Pew Research Center, 2024).
Malgré la polarisation dominante, certains modèles montrent qu’un journalisme non-clivant peut survivre. Brief.me, en France, mise sur la synthèse et la lenteur : pas de flux permanent, pas d’opinions, mais une hiérarchisation claire et contextualisée. Son existence prouve qu’un public est prêt à payer pour un contenu factuel et apaisé.
Des formats comme Sans Doute vont dans la même direction : ce média indépendant, sans algorithmes ni invectives, cherche à rendre ses lettres de noblesse à la discussion, en proposant un espace de débat argumenté entre différents points de vue.
L’incarnation, jusqu’ici associée à la polarisation, peut également devenir un levier positif si elle est maîtrisée. Par exemple, certains médias utilisent des codes empruntés au stand-up, à l’humour ou aux formats courts pour créer de la proximité avec le public, tout en structurant le débat autour de faits et d’arguments vérifiables. Avec pour objectif de capitaliser sur la personnalité du présentateur pour fidéliser l’audience, mais au service d’un débat raisonné, et non d’une confrontation idéologique pure.
À partir de début 2026, une sélection de podcasts vidéo produits par Spotify sera disponible sur Netflix aux États-Unis, puis à l’international. Cette alliance marque un tournant : le podcast devient un format audio-vidéo de masse et pousse les médias à repenser la place de la vidéo dans leurs stratégies éditoriales et économiques.
ChatGPT, Google AI et Perplexity détournent le trafic des éditeurs en répondant directement aux questions des internautes, parfois avec des informations incorrectes. Les médias voient ainsi leur audience et leur crédibilité menacées par ce phénomène de désintermédiation. Ce phénomène illustre un basculement majeur du web éditorial : la désintermédiation par l’IA menace à la fois le trafic, la crédibilité et le modèle économique des médias. Face à cette évolution, la profession doit repenser sa régulation, innover dans ses formats et s’adapter aux nouvelles pratiques de recherche conversationnelle.
Pour la première fois, le temps passé sur les réseaux sociaux diminue, surtout chez les jeunes, selon un graphique du Financial Times commenté par Greg Isenberg. Lassés du flux infini de contenus artificiels et des algorithmes standardisés, ils se tournent vers des expériences plus lentes et authentiques, favorisant les formats “slow media”, les communautés de confiance et les événements physiques. Ce basculement illustre une fatigue numérique et une quête de sens qui touchent directement les médias. Pionniers du désengagement social, ces utilisateurs redéfinissent l’attention et les modèles de contenu : l’ère du scroll infini laisse place à celle du temps bien investi, des formats incarnés et des interactions à forte valeur ajoutée.
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Netflix annonce son meilleur trimestre publicitaire jamais enregistré, avec une croissance de 17 % sur un an, et prévoit d’intégrer l’IA pour de nouveaux formats publicitaires. Parallèlement, les outils d’IA conversationnelle restent encore peu fiables pour les utilisateurs, classés cinquième source d’information en termes de confiance.
85% des personnes interrogées sont satisfaites des réponses données par les outils IA pour s’informer - Sondage OpinionWay pour La villa numeris, octobre 2025
Via Stratégies
Vingt ans à TF1, puis un pari fou : refonder le débat public.Édouard Boccon-Gibod, cofondateur de Sans Doute, raconte à François Defossez comment il a voulu bâtir un média indépendant, sans algorithmes ni invectives, pour rendre ses lettres de noblesse à la discussion.Entouré de plumes d’exception - ses “top guns” du débat - il défend une idée simple : penser contre soi pour mieux dialoguer, à l’heure où les réseaux captent 80 % de l’attention des moins de 40 ans. |
The Guardian signe une enquête immersive sur la “manosphère”, combinant vidéos, data visualisation, narration séquencée et graphismes dynamiques. Pensé pour le scroll vertical, le format guide le lecteur à travers les logiques d’adhésion des jeunes hommes à ces communautés en ligne, offrant une lecture à la fois informative et interactive. Cette approche illustre la montée en puissance du journalisme visuel immersif : elle permet de traiter des sujets complexes sans perdre l’attention du public, tout en mettant en valeur le travail d’enquête et la créativité éditoriale.
Après des années de déclin du trafic référent, Meta, X et TikTok testent de nouvelles manières de mettre en avant les liens vers les articles. L’objectif : rétablir la confiance avec les éditeurs et réintroduire l’information vérifiée dans le flux social.
Les géants des réseaux sociaux cherchent des moyens de relancer les liens, apportant un nouvel espoir aux éditeurs de médias qui ont vu leurs références de trafic sur les réseaux sociaux chuter au cours des trois dernières années.
Le quotidien économique lance une édition week-end repensée, plus proche du magazine, avec dossiers longs, portraits, culture et lifestyle. Selon Les Echos, cette offre enrichie vise à “coller aux attentes” et aux usages du lectorat le week-end.
Le New York Times expérimente un nouvel onglet “Watch” dans son application mobile, proposant un fil de vidéos verticales produites par ses équipes. Avec ce format inspiré de TikTok, le journal entend s’adapter aux nouveaux usages de consommation tout en gardant la maîtrise de son expérience utilisateur et de ses données. Une manière de conjuguer rigueur journalistique et ergonomie des réseaux sociaux, tout en réduisant sa dépendance aux plateformes.
Ce lancement élucide une double stratégie : d’abord, la réinvention du format d’information mobile, où la rigueur journalistique se marie avec les codes de l’instantané et du scroll infini ; ensuite, une désintermédiation assumée. Plutôt que de dépendre des plateformes pour diffuser ses contenus vidéo, le New York Times bâtit son propre écosystème “scrollable”, un environnement maîtrisé où le média conserve à la fois la relation avec son audience et la valeur de ses données. Voici une initiative qui pourrait peut-être inspirer d’autres rédactions en recherche d’autonomie face aux géants du social ?
The New York Times lance “Watch”, un onglet TikTok-like dans son appli
Et si l’avenir du journalisme tenait moins dans la course à l’information que dans la capacité à recréer du lien ? C’est tout l’enjeu soulevé par l’initiative “Engaged Journalism Exchange”, présentée par le Nieman Lab. Journalistes, chercheurs et praticiens y défendent une conviction commune : informer ne suffit plus, il doit aider et relier. Dans un paysage saturé de contenus et miné par la défiance, l’idée fait son chemin : les médias ne sont plus que des producteurs de récits mais des espaces de confiance, d’écoute et d’appartenance, où se rejouent la conversation démocratique et le sentiment d’appartenance. Le “journalisme relationnel” qu’appelle ce mouvement se pense à hauteur d’audience, en écoutant avant de publier, en discutant plutôt qu’en décrétant.
L’article du Nieman Lab en fait un texte presque fondateur. Il éclaire les pistes que peuvent suivre les rédactions pour recréer du lien, fidéliser autrement, et replacer la mission sociale du média au cœur du modèle. Dans un contexte de fatigue informationnelle et d’automatisation croissante, “faire communauté” redevient un avantage compétitif.
Recommandations / enseignements à retenir pour les médias :
Passer du “contenu” à la “relation”
Le rôle d’un média n’est plus seulement de produire des articles, mais d’être un point de contact et d’écoute. Les rédactions doivent concevoir leurs formats, newsletters et événements comme des lieux de conversation et d’échange.
Mesurer autrement la valeur
Abandonner l’obsession du clic pour des indicateurs de confiance, d’implication, de rétention ou de contribution. Les médias peuvent créer des KPI qualitatifs liés au sentiment d’utilité ou d’appartenance.
Co-créer avec son audience
Inviter les lecteurs, auditeurs ou membres à participer à la définition des sujets, à la vérification ou à la mise en contexte. Cela transforme la perception du média : de “donneur de leçons” à “acteur collectif”
Créer des espaces d’échange dédiés
Forums, clubs, rencontres physiques, discussions sur des canaux privés : multiplier les formats qui favorisent la proximité, même à petite échelle, plutôt qu’un lien distant avec des millions de lecteurs.
Repenser la mission du média
L’enjeu n’est plus seulement d’être une source fiable, mais un acteur qui aide ses publics à se repérer, comprendre et agir. Le journalisme d’engagement devient une réponse à la désaffection envers les institutions médiatiques.
C’est tout pour cette semaine ! Portez-vous bien et à dans 15 jours
Mediarama fait partie de Cosa, cabinet de conseil et agence digitale spécialisée dans les médias.
📍 On accompagne des acteurs très différents : de TF1 à L’Humanité , en passant par BooskaP ou Sud Ouest. Du petit média pure player au grand groupe.
📍On réunit des experts du design, de la tech, de l’acquisition et de la stratégie édito mais aussi des consultants pour le financement, la formation ou la stratégie édito.
Bref, on aime aider les médias à se transformer, innover et trouver leur modèle.
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